jeudi 5 juillet 2012

Ecrire

" Je ne peux plus vivre qu en m arrachant de moi-même, qu en arrachant de moi-même mes points de rupture et de suture, là où je sens davantage la déchirure, la collision, là où je me fragmente pour revivre dans d incalculables ailleurs : terre, racines, arbres d intensité, effervescence grenue à la face du soleil.
(...)
Impossible de faire autrement. J ai réfléchi à m en trouer la cervelle sur ce besoin qui m a investit. Depuis si longtemps. Et qui fait que la réalité qui se présente à moi est toujours fonction d une autre, à venir. Qui fait que le présent est un projet permanent, le lieu où j accumule la matière, les matériaux d un édifice dont je ne connais encore rien, que je ne peux qu appréhender comme la pulsation d un nouvel organe qui s est logé en moi, grossit à faire mal et petit à petit organise sa fonction. Comment dire cet espionage vigilant et maniaque du réel ? Et son arène, c est le vaste théâtre de nos luttes, denos douleurs, du génocide et des résurrections, de toute vitalité qui ploie sous le joug du silence, de tous les cris clandestins, de toutes les mémoires décapités. J ai réfléchit à m en trouer la cervelle sur ce besoin qui m investit. Mais doucement ma lucidité. Doucement ma hargne contre les ténèbres de l indicible.
(...)
Ecrire, ne pas s arrêter.
A chaque page triompher de ce malaise, de ce sentiment d inanité qui me paralyse par à-coups. Peut-on écrire, seulement écrire pour ébranler la férule de l état de siège, lorsque chaque rue est devenue un traquenard, lorsque les réduits de la torture affichent complet, lorsqu un peuple entier se vide quotidiennement de son sang, lorsqu un pays est mis aux enchères, découpés en petits et gros lots de lupanars, de bases de meurtre, de chairs-graisse à machines, de mains esclaves. Et que dire que l homme-de-la-rue, que le moindre adolescent jeté sur le trottoir du chômage et de l errance ne connaissent et reconnaissent comme la face livide du malheur familier : attente, matraque, mépris, balles, haine solidifiée.
Mais doucement affres du doute. Doucement ma nausée. Doucement mon volcan irrédentiste.

Abdellatif Laâbi. Chronique de la citadelle d exil.

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