samedi 23 juillet 2011

Stagiaires de tous pays…

Deolinda - Parva Que Sou - VOSTFR


Portugal

Parva que sou, de Deolinda. Ce fado engagé raconte l’histoire d’une stagiaire non rémunérée. Elle est devenue le cri de ralliement des jeunes précaires portugais.

mardi 19 juillet 2011

La pensée critique dans l’enclos universitaire

De plus en plus décrié en raison des dégâts qu’il occasionne, le système économique suscite manifestations populaires et analyses érudites. Mais aucune théorie globale ne relie plus ces deux éléments en vue de construire un projet politique de transformation sociale. Les intellectuels critiques n’ont pourtant pas disparu. Que font-ils ? Les institutions qui les forment et les emploient leur permettent-elles encore de concilier culture savante et pratique militante ?

Par Pierre Rimbert

Des rues noires de monde, des slogans offensifs, des chants au poing levé, des directions syndicales dépassées par leurs bases. Le combat social de l’automne 2010 contre la réforme des retraites aura mobilisé plus de manifestants qu’en novembre-décembre 1995. Cette fois, pourtant, nulle controverse opposant deux blocs d’intellectuels, l’un allié au pouvoir et l’autre à la rue, ne vint troubler la bataille. Quinze ans auparavant, en revanche...
Un hall bondé de la gare de Lyon, des banderoles, des visages tournés vers un orateur qui ne parle pas assez fort. Le sociologue Pierre Bourdieu s’adresse aux cheminots. « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public. » Un intellectuel français de réputation internationale aux côtés des travailleurs ? Scène devenue insolite depuis les années 1970. Ce mardi 12 décembre 1995, deux millions de manifestants ont défilé contre le plan de « réforme » de la Sécurité sociale et des retraites porté par le premier ministre, M. Alain Juppé. La grève installe un climat où l’inconnu se mêle aux retrouvailles. Car revoici le salariat, dont philosophes, journalistes et politiques avaient cru riveter le cercueil lors des restructurations industrielles des années 1980. Et revoilà des chercheurs critiques, décidés à mener la bataille des idées tant sur le terrain économique que sur les questions de société.
Deux pétitions aux tonalités antinomiques révèlent alors une fracture du monde intellectuel français. La première, intitulée « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale », salue le plan Juppé, « qui va dans le sens de la justice sociale » ; ses signataires se recrutent par cercles concentriques au sein de la revue Esprit, de la Fondation Saint-Simon, de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et, plus généralement, d’une gauche ralliée au marché. L’« Appel des intellectuels en soutien aux grévistes » réunit de son côté chercheurs, universitaires, militants syndicaux et associatifs ; des troupes jusque-là sans lien qui s’agrègent en une nébuleuse contestataire.
Quinze ans après l’adresse de Bourdieu aux cheminots, comment ont évolué en France les rapports entre les producteurs d’idées contestataires, les institutions auxquelles ils se rattachent et le mouvement social ? Sur les tables des librairies, dans les rangs d’une assemblée générale, dans un séminaire de sciences sociales, deux mouvements contradictoires semblent coexister. D’un côté, la pensée critique s’aiguise et se démultiplie ; de l’autre, elle se spécialise et s’aligne sur les normes en vigueur chez les universitaires.
Les mobilisations de 1995 ont sonné le signal d’un renouveau de l’édition indépendante. Raisons d’agir (1996), Agone (1997), La Fabrique, Exils (1998), Max Milo (2000), Amsterdam (2003), Les Prairies ordinaires (2005), Lignes (2007)... Une trentaine de maisons d’édition (1) s’emploient à populariser des travaux critiques.
Par-delà différences et divergences, un trait commun ressort des catalogues : l’importance des traductions. Sans l’obstination d’équipes souvent désargentées, des travaux hier dédaignés par l’édition industrielle seraient restés inaccessibles en langue française. Ceux, par exemple, de l’historien Howard Zinn et de Noam Chomsky, aujourd’hui largement diffusés. Mais aussi les analyses culturelles, historiques et sociologiques produites par la « nouvelle gauche » britannique dans les années 1960 et 1970 (Stuart Hall, Raymond Williams, Perry Anderson) ; les ouvrages néomarxistes de l’économiste Giovanni Arrighi ou du géographe David Harvey ; les études sur le genre, la sexualité, les identités dominées. Sans oublier les noms désormais connus de Judith Butler, Michael Hardt, Toni Negri, Slavoj Žižek…
Simultanément, une demi-douzaine de revues critiques, parfois adossées aux maisons d’édition (2), ont introduit puis discuté ces textes, assurant leur acclimatation au contexte hexagonal. Point commun entre ces auteurs et leurs commentateurs : tous ou presque sont liés au monde de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Comme le note l’historien britannique Perry Anderson, « la “crise du marxisme” fut essentiellement un phénomène latin. (...) Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, en Allemagne fédérale et dans les pays scandinaves, il n’existait pas de partis communistes de masse susceptibles de faire naître les mêmes attentes ni les mêmes espoirs au cours de la période d’après-guerre (3) ». Tandis qu’au mitan des années 1970 nombre de marxistes français abjuraient, des universitaires majoritairement britanniques ou américains jetaient, autour notamment de la New Left Review, les bases d’un marxisme renouvelé mais confiné aux donjons des citadelles académiques. La traduction de leurs travaux ne fut pas toujours facile.
En 1997, le directeur de la collection « Bibliothèque des Histoires », chez Gallimard, refusait de publier L’Age des extrêmes (4) de l’historien britannique Eric Hobsbawm, au motif que l’auteur manifestait encore un « attachement, même distancé, à la cause révolutionnaire ». « En France, et en ce moment, poursuivait Pierre Nora, il passe mal. C’est ainsi, on n’y peut rien (5). »
Mais avec les convulsions du capitalisme et l’essor international du mouvement altermondialiste, le balancier idéologique déporté sur la droite au cours de la décennie 1980  (6) se recentre. Les temps ont changé, des combats ont porté leurs fruits — et, parfois, des marchands les ont cueillis. Averties du succès commercial de titres à la fois critiques et exigeants parus sous la houlette des éditeurs indépendants, les directions des « grandes maisons » appréhendent à nouveau la contestation comme un créneau porteur et multiplient les collections ciselées pour attirer l’œil (et la bourse) du militant.
Signe des temps, Le Monde des livres (26 novembre 2010), qui avait déployé tant d’ingéniosité pour taire le succès des premiers livres de la collection militante Raisons d’agir, consacre sa une aux « écritures insurgées » et célèbre le style insurrectionnel. Hier circonscrite aux marges, la critique des médias, de la finance débridée et de l’ordre occidental constitue désormais un genre commercial disputé.

Rapport de fascination-répulsion

Au début des années 1930, Paul Nizan dépeignait une université conservatrice peuplée de « chiens de garde » (7) ; dans le bouillonnement radical des années 1960 et 1970, sciences humaines, critique sociale et révolution semblaient marcher d’un même pas. Le rapprochement éclaire une institution traversée de tensions, adossée au régime auquel elle fournit ses piliers, mais capable aussi de distiller des révolutionnaires farouches. Cette contradiction nourrit le rapport équivoque de fascination-répulsion qu’entretient l’édition critique avec le monde académique et les enseignants-chercheurs. L’idéal type de l’homme trentenaire ou quarantenaire révolté, ayant entrepris et parfois achevé des études doctorales en sciences humaines sans trouver dans le monde de la recherche ou de l’enseignement supérieur une place lui permettant de concilier travail intellectuel et action contestataire, ne rend pas compte de la diversité des parcours d’éditeurs « militants ». Il cerne néanmoins le tiraillement constitutif d’un milieu littéralement assis entre deux chaises : entre savant et politique.
L’éditeur recherche dans l’université la robustesse de la méthode scientifique et le prestige des signatures. Mais il déplore la focale toujours plus étroite des objets d’étude, un goût pour l’hermétisme, et s’arrache les cheveux face aux exigences de mandarins vétilleux, prêts à intenter un procès pour une virgule déplacée. La prudence et l’intérêt lui commandent d’installer à la tête de sa collection de critique sociale un enseignant-chercheur ou, à tout le moins, un candidat à cheval entre science et politique (entre producteur et consommateur). Dans la même logique, le directeur de revue critique incline à garnir son comité de lecture de maîtres de conférence, thésards et auteurs consacrés, parfois au détriment d’intellectuels organiques du mouvement social, c’est-à-dire attachés aux formations syndicales, politiques ou associatives.
Quand les comités de rédaction de revues « engagées », chargés de sélectionner des textes contestataires destinés au grand public, alignent les mêmes noms que les conseils scientifiques de revues savantes, toutes les pensées critiques ont-elles une chance égale de passer le tamis ? Assurément, la formation doctorale offre à ses titulaires une solide méthode analytique, un corpus de connaissances et, parfois, un sens critique. Mais elle implique aussi une pédagogie du renoncement, une éducation à la bienséance et aux préséances, une incitation aux renvois d’ascenseur, un encouragement à juger les choses « toujours plus complexes », surspécialisation disciplinaire oblige. Elle autorise la critique mais rejette la politique, brouille volontiers la frontière entre sérieux et pompeux. L’Homo academicus appelé à sceller le sort éditorial d’un article remettant en cause l’ordre établi n’est pas un observateur neutre. Il engage dans sa lecture les lumières autant que les biais liés à sa position.

Le statut légitime le propos

Un phénomène analogue s’observe du côté des auteurs. Dans les années 1960, les universités allemandes, américaines, françaises, italiennes, britanniques agissent comme autant de centres de socialisation politique pour les jeunes radicaux. Avec le ressac conservateur et la dissolution des groupuscules, nombre de militants révolutionnaires se replient sur l’enseignement supérieur et la recherche en sciences sociales qui recrutent alors massivement. Au moment où leur carrière s’achève, une cohorte d’étudiants radicalisés dans le sillage des grèves de 1995 accèdent à des positions dans le monde académique.
Certes, ils demeurent très minoritaires au sein de l’université. Mais,« aujourd’hui plus que jamais, les penseurs critiques sont des universitaires, (...) ce qui ne peut manquer d’influer sur les théories qu’ils produisent », note Razmig Keucheyan dans son panorama international des théories critiques contemporaines. « Pleinement intégrés au système universitaire, [ils] ne forment nullement une “contre-société intellectuelle”, comme pouvait l’être au début du XXe siècle l’école des cadres de la social-démocratie allemande, ou plus tard celle du Parti communiste français [PCF] (8). » Ces institutions avaient établi une liaison permanente entre directions politiques, producteurs d’idées et forces sociales mobilisées — à la fin du XIXe siècle, les animateurs anarcho-syndicalistes des Bourses du travail avaient tenté de fusionner ces trois rouages du changement autour d’un axe unique.
Après guerre, le rayonnement du PCF se réfractait à travers l’enseignement supérieur. Ceux des philosophes, historiens et économistes communistes qui parvenaient à y arracher des positions apportaient avec eux des problématiques, des concepts et une terminologie marxistes ; ils drainaient en retour de nouvelles recrues vers un parti qui exerçait une puissante force de gravité intellectuelle. L’affaiblissement de l’éducation politique au sein des organisations de gauche et le déclin des centres de formation interne des syndicats ont miné les derniers refuges des intellectuels organiques du mouvement ouvrier.
Fondations, coordinations permanentes, états généraux, « boîtes à idées » : les solutions mises en œuvre pour restaurer l’engrenage en dehors des moments d’effervescence sociale n’ont guère abouti. En attendant, la force d’attraction s’est inversée. Et l’autorité des savants éblouit jusqu’aux autodidactes cultivés — personnages si centraux dans l’histoire politique française — à tel point que même une revue libertaire se sentira tenue de recourir aux lumières d’un maître de conférences pour crédibiliser son dossier sur la répression policière : le statut légitime le propos.
En réhabilitant l’idée d’une relation directe entre théorie critique et mouvement social, les mobilisations intellectuelles consécutives aux grèves de novembre-décembre 1995 ont fourni à ceux qui voulaient s’en saisir des outils d’analyse rigoureux et accessibles, une manière de voir le monde tel qu’il est, et non tel qu’on le voudrait. Conjuguée aux succès du mouvement altermondialiste, cette dynamique a engendré, au début des années 2000, une inflation d’ouvrages à cheval entre culture militante et culture savante dont les auteurs, universitaires « engagés », explorent chaque détail des nouvelles contestations.
Ces travaux contribuent à imposer « à chaud » une vision emphatique des luttes sociales ou à légitimer ces dernières aux yeux des journalistes (qui, dès lors, peuvent faire appel à des experts pour les commenter et les « mettre en débat »). Mais ils rencontrent vite la limite de la critique académique, son point aveugle : la question stratégique. Si elle avait dû soumettre ses textes à l’approbation d’un comité de lecture d’une revue d’économie politique, Rosa Luxemburg n’aurait sans doute pas visé le même public ni poursuivi les mêmes fins. Organiser les masses, renverser l’ordre social, prendre le pouvoir ici et maintenant : ces problématiques communes aux révolutionnaires du XXe siècle et aux socialistes « bolivariens » du XXIe sont insolubles dans la recherche universitaire — si tant est qu’elles y trouvent un jour leur place. Elles requièrent des intellectuels certes armés de l’état le plus avancé du savoir, mais autonomes vis-à-vis des normes de consécration académique et des carcans disciplinaires.
Economistes, historiens, sociologues, philosophes, démographes, politologues : les divisions de la critique reflètent la division du travail académique. La contestation ne manque pas d’experts capables d’opposer les acquis de leur spécialité à l’autorité des technocrates. Mais cette logique d’expertise et de contre-expertise a peu à peu évincé de la scène publique les intellectuels qui, à l’instar de Chomsky ou d’Edward W. Said (9), ont fondé leur action politique sur des catégories universelles : rationalité, égalité, émancipation. Leur quasi-disparition, combinée à celle de grands noms de la pensée française (Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant), a laissé le champ libre aux essayistes médiatiques qui assujettissent l’universel à leur double activité de marketing intellectuel et de conseil au Prince (10).

Un destin d’inspecteur de bigoudis

De prime abord, l’emprise de l’enseignement supérieur et de la recherche sur la pensée critique paraît correspondre aux aspirations des étudiants politisés. Concilier durablement cursus savant et engagement relève de la gageure. Pour repousser l’heure du choix, tout incitera l’étudiant-militant à mettre son engagement non pas entre parenthèses mais entre guillemets : on analyse les mobilisations, on défile en étudiant les défilés. A l’heure de rédiger son mémoire, il faut se distancier des convictions, devenues objets d’études. Se montrer moins engagé pour paraître « plus objectif », plus modéré pour sembler « plus subtil », car ici radicalisme rime avec simplisme. Imperceptiblement, on franchit une frontière. Passée d’un milieu populaire au monde des lettres, la romancière Annie Ernaux écrivait : « J’ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l’autre n’est qu’un décor (11). » D’autres l’y ont rejointe sans toujours s’en apercevoir.
Là, on se persuade de contribuer à l’émancipation humaine en assurant la promotion auprès de ses camarades d’amphithéâtre d’un ouvrage sur la sociologie des mouvements sociaux. On intègre le comité de rédaction d’une revue « critique » — où siègent également des personnalités susceptibles de composer, demain, son jury de thèse. On transmet à sa liste de contacts électroniques l’annonce d’un colloque à Chicago où des universitaires exposent à des universitaires leurs réflexions sur « La crise globale : repenser l’économie et la société ».
On répond à un appel à contributions sur le thème « Héritages coloniaux, contestations postcoloniales : décoloniser les sciences sociales et humaines », prélude à une conférence à la Goethe Universität de Francfort visant à « illustrer la pertinence épistémologique et méthodologique d’une perspective (féministe) postcoloniale dans différentes disciplines des sciences sociales » (12). Au terme du processus, des militants convertis en théoriciens du militantisme se montrent plus disposés à noircir du papier qu’à battre le pavé. Ou à ériger leurs méthodes de recherche en causes politiques qui menacent l’ordre des mots plus que celui des choses.
La conviction que combat politique et carrière universitaire peuvent ne faire qu’un résistera-t-elle aux transformations qui secouent un système scindé entre une minorité de grandes écoles et une masse d’établissements fragilisés par les réformes (lire « Les universités françaises dans la tourmente des réformes ») ? Dans ces derniers, la dégradation des conditions d’enseignement s’ajoute à la précarisation des étudiants. Disciplines portées au pinacle dans les années 1960 et 1970, les sciences sociales subissent une dévaluation brutale, dont témoignent des doctorants découvrant la face ternie d’un diplôme si cher payé. Pour l’obtenir, ils ont certes beaucoup appris, mais aussi beaucoup concédé : périodes de chômage et de petits boulots pour ceux, nombreux, qui ne bénéficient pas d’une allocation, prise en charge des transports pour se rendre à un colloque, travail gratuit pour le laboratoire ou le directeur de recherche, insertion en catastrophe dans le manuscrit de thèse d’une constellation de notes de bas de page saluant les travaux « séminaux », « matriciels » et « fondateurs » des membres du jury, même lorsqu’ils n’entretiennent avec le sujet qu’un rapport lointain...
Les haies franchies une à une avec une vigueur décroissante, les recalés des établissements d’élite découvrent sur la ligne d’arrivée un monde professionnel délabré, un prestige évanoui. Et, sur une liste de diffusion électronique, la préfiguration d’un avenir suggérée par cette offre de stage adressée en septembre 2010 à un « Universitaire bac + 5 : étudiant(e) en fin de cursus en sociologie/ethnographie avec une sensibilité scientifique » : « Le Groupe SEB recherche pour la société CALOR, un Stagiaire en vue d’une Mission en Analyse Ethnographique du Cheveu (H/F). (...) Mission : Intégré(e) au sein de la division Soin de la Personne, le (ou la) stagiaire dressera un panorama des principaux profils (caractéristiques de diamètre, d’épaisseur, de forme, etc.), des différences fondamentales, des pratiques associées (gestuelles, routine cosmétique…) ainsi que des problématiques rencontrées dans ces pays en matière de cheveu, de poil et de peau. » On se croyait héritier de Durkheim, on se retrouve inspecteur de bigoudis.
La discordance entre les aspirations conçues au cours de la formation universitaire et les chances professionnelles qu’elle offre réellement peut conduire à la résignation — ou à la révolte. Par sa radicalité et sa détermination, le mouvement des étudiants contre la précarité et le contrat première embauche (CPE) de l’hiver 2006 suggère déjà un déplacement des lignes. Des premiers cycles aux doctorants, tout se passa comme si la croyance dans le salut par les études supérieures avait soudain chaviré. Le temps d’un hiver, les campus parurent retrouver leur fonction de socialisation politique. Certaines assemblées générales, imperméables à la pression des médias, mirent à profit des outils des sciences sociales pour élaborer des revendications de portée générale, en lien avec des militants syndicaux. Une variante inattendue de l’« intellectuel collectif » que Bourdieu appelait de ses vœux ?

Pierre Rimbert.


(1Cf. Sophie Noël, « La petite édition indépendante face à la globalisation du marché du livre : le cas des éditeurs d’essais “critiques” », dans Gisèle Sapiro (sous la dir. de), Les Contradictions de la globalisation éditoriale,Nouveau Monde, Paris, 2009.
(2) Entre autres Agone, Contretemps, Lignes, Mouvements, Multitudes, La Revue internationale des livres et des idées (dont la parution s’est interrompue en 2010),Vacarme.
(3) Perry Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, Verso, Londres, 1983, p. 76-77.
(4) L’ouvrage fut finalement traduit et édité par Le Monde diplomatique et Complexe en 1999.
(5) Lire Serge Halimi, « Maccarthysme éditorial », Le Monde diplomatique, mars 1997.
(6) François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, Paris, 2006.
(7) Paul Nizan, Aden-Arabie, Maspero, Paris, 1960 (1931) et surtout Les Chiens de garde, Agone, Marseille, 1998 (1932).
(8) Razmig Keucheyan,Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte, coll. « Zones », 2010, p. 28-29.
(9) Lire Edward W. Said, Des intellectuels et du pouvoir,Seuil, Paris, 1994.
(10) Bernard-Henri Lévy, Jacques Attali et Alain Minc ont publié à eux trois au moins soixante-trois ouvrages entre 1995 et 2010.
(11) Annie Ernaux, La Place, Gallimard, 1983, p. 96.
(12) Exemples glanés au cours de l’automne 2010 sur la liste de diffusionhistoricalmaterialis­m@yahoogroups.com.
Voir aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de février 2011.

http://www.monde-diplomatique.fr/2011/01/RIMBERT/20013
Source : 

Who s next à votre avis ?

un chef d oeuvre d ingéniosité et de simplicité , embrassant les aspirations profondes des peuples arabes : qu ils dégagent !!

LES MÉTHODES DE L’ACTION NONVIOLENTE - Gene Sharp

MÉTHODES DE PROTESTATION ET DE PERSUASION NONVIOLENTE

Déclarations formelles
1. Discours publics.
2. Lettres d’opposition ou de soutien.
3. Déclarations des organisations ou institutions.
4. Déclarations publiques signées.
5. Déclarations d’intention et réquisitoires.
6. Pétitions de groupe ou de masse.

Communications à de larges audiences
7. Slogans, caricatures, et symboles.
8. Bannières, affiches et communications
visuelles.
9. Tracts, pamphlets et livres.
10. Journaux et revues.
11. Enregistrements, radio et télévision.
12. Publicité aérienne et écriture au sol.

Représentations de groupe
13. Délégations.
14. Prix satiriques.
15. Groupes de pression.
16. Piquets de grève.
17. Simulacre d’élections.

Actes publics symboliques 
18. Exhibition de drapeaux et de couleurs
symboliques.
19. Port de symboles.
20. Prières et cultes.
21. Livraison d’objets symboliques.
22. Protestations dénudées.
23. Destruction de ses propres posses
24. Lumières symboliques.
25. Exhibition de portraits.
26. Peinture de protestation.
27. Nouveaux signes et dénomination
28. Sons symboliques.
29. Réclamations symboliques.
30. Gestes grossiers.

Pressions sur les individus
31. « Visites » récurrentes à des fonctionnaires.
32. Provocation de fonctionnaires.
33. Fraternisation.
34. Veilles.

Théâtre et musique
35. Satires et farces humoristiques.
36. Exécution de pièces de théâtre et de musique.
37. Exécution de chants.

Processions
38. Marches.
39. Parades.
40. Processions religieuses.
41. Pèlerinages.
42. Défilés de voitures.

Commémoration des morts
43. Deuil politique.
44. Fausses funérailles.
45. Funérailles avec manifestation.
46. Hommage sur une tombe.

Rassemblements publics
47. Assemblées de protestation ou de soutien.
48. Meetings de protestation.
49. Réunions secrètes de protestation.
50. Séances d’enseignement ou de formation.

Retrait et renonciation
51. Départ groupé en signe de réprobation.
52. Silence.
53. Renoncement aux honneurs.
54. « Tourner le dos ».


MÉTHODES DE NONCOOPÉRATION

NONCOOPÉRATION SOCIALE

Ostracisme de personnes
55. Boycott social.
56. Boycott social sélectif.
57. Grève du sexe.
Le nom en anglais de cette méthode, « Lysistratic nonaction », est
dérivé du titre de la comédie d’Aristophane Lysistrata, qui met en scène
l’utilisation généralisée de cette méthode dans la Grèce antique. Les
femmes qui y ont alors recours réclament la fin de la guerre entre
Athènes et Sparte. Texte disponible en français, Éditions Arléa (2003).

58. Excommunication.
59. Interdiction d’activité religieuse.

Noncoopération avec événements, coutumes
et institutions sociales
60. Suspension d’activités sociales et sportives.
61. Boycott d’activités sociales.
62. Grèves d’étudiants.
63. Désobéissance sociale.
64. Démission d’institutions sociales.

Retrait du système social
65. Opération ville morte (ou rester chez soi).
66. Noncoopération personnelle totale.
67. Fuite de travailleurs.
68. Refuge dans un sanctuaire.
69. Disparition collective.
70. Émigration de protestation (hijrat).

NONCOOPÉRATION ÉCONOMIQUE :
BOYCOTTS ÉCONOMIQUES

Action par les consommateurs
71. Boycott par les consommateurs.
72. Non utilisation de biens boycottés.
73. Régime de restriction.
74. Refus de payer les locations.
75. Refus de prendre en location.
76. Boycott national de consommateurs.
77. Boycott international de consommateurs.

Action des travailleurs et producteurs
78. Boycott par les travailleurs.
79. Boycott par les producteurs (refus de vendre).

Action des intermédiaires
80. Boycott par les fournisseurs et grossistes.

Action des propriétaires et dirigeants
81. Boycott par les commerçants.
82. Refus de mettre en location ou de vendre les
propriétés.
83. Renvoi du personnel (lockout).
84. Refus d’assistance industrielle.
85. Grève générale des commerçants.

Action des possesseurs des ressources
financières
86. Retrait des dépôts bancaires.
87. Refus de payer des frais, droits et taxes.
88. Refus de payer les dettes ou les intérêts.
89. Rupture de fonds et de crédit.
90. Refus de déclaration de revenus.
91. Refus de la monnaie du gouvernement.

Action des gouvernements
92. Embargo domestique (intérieur).
93. Liste noire de commerçants.
94. Embargo international sur les ventes.
95. Embargo international sur les achats.
96. Embargo international du commerce.


NONCOOPÉRATION ÉCONOMIQUE : 
LA GRÉVE

Grèves symboliques
97. Grève d’avertissement.
98. Grève éclair.

Grèves agricoles
99. Grèves des agriculteurs.
100. Grève des ouvriers agricoles. 

Grèves de groupes particuliers
101. Refus de travail forcé.
102. Grève des prisonniers.
103. Grève des artisans.
104. Grève professionnelle.

Grève industrielle ordinaire
105. Grève d’établissement.
106. Grève d’un secteur industriel.
107. Grève de soutien.

Grèves restreintes
108. Grève progressive
109. Grève surprise
110. Travail au ralenti
111. Grève du zèle
112. Grève par « maladie »
113. Grève par démissions successives
114. Grève limitée
115. Grève sélective

Grèves multi industrie
116. Grève généralisée (à un secteur de
l’économie).
117. Grève générale.

Combinaison de grèves
et de fermetures économiques
118. Ville morte (hartal).
119. Cessation d’activité économique.

NONCOOPÉRATION POLITIQUE

Rejet de l’autorité
120. Suppression ou rejet d’allégeance. 
  – 123 –
121. Refus du soutien public.
122. Littérature et discours en faveur de la
résistance.

Noncoopération des citoyens
avec le gouvernement
123. Boycott des corps législatifs.
124. Boycott des élections.
125. Boycott des emplois et situations au
gouvernement.
126. Boycott des organismes gouvernementaux.
127. Retrait des institutions d’éducation
gouvernementales.
128. Boycott des organisations soutenues par le
gouvernement.
129. Refus d’assistance aux agents de la force
publique.
130. Enlèvement de ses propres signes et repères.
131. Refus de recevoir des officiels.
132. Refus de dissoudre des institutions existantes.

Alternatives citoyennes à l’obéissance
133. Docilité réticente et lente.
134. Nonobéissance en absence de contrôle direct.
135. Nonobéissance populaire.
136. Désobéissance déguisée.
137. Refus de dispersion d’un rassemblement ou
d’un meeting.
138. Protestation assise (sitdown).
139. Noncoopération avec la conscription et la
déportation.
140. Caches, fuites et fausses identités.
141. Désobéissance civile à des lois « illégitimes »

Action du personnel gouvernemental
142. Refus sélectif d’aides gouvernementales.
  – 124 –
143. Blocage de lignes de commandement ou
d’information.
144. Retard et obstruction.
145. Noncoopération administrative générale.
146. Noncoopération judiciaire.
147. Inefficacité délibérée et noncoopération
sélective des agents de la force publique.
148. Mutinerie.

Action à l’intérieur du gouvernement
149. Evasions quasi légales et reports de tâches.
150. Noncoopération par des unités
gouvernementales constituées.

International governmental action
151. Changements dans les représentations,
diplomatiques et autres.
152. Retard et annulation d’événements
diplomatiques.
153. Cessation de reconnaissance diplomatique.
154. Rupture de relations diplomatiques.
155. Retrait d’organisations internationales.
156. Refus d’adhésion à des organismes.
Internationaux.
157. Expulsion d’organisations internationales


LES MÉTHODES D’INTERVENTION
NONVIOLENTE

Intervention psychologique
158. Exposition volontaire aux éléments.
159. Jeûne.
(a) Jeûne de pression morale.
(b) Grève de la faim limitée.
(c) Grève de la faim illimitée.
  – 125 –
160. Renversement de procès
161. Harcèlement nonviolent.

Intervention physique
162. Sit-in.
163. Occupation d’espace debout.
164. Occupation à cheval, à vélo, en voiture, etc.
165. Occupation soudaine.
166. Occupation bourdonnante.
167. Occupation avec prières (pour forcer à…).
168. Raids nonviolents.
169. Raids aériens nonviolents.
170. Invasion nonviolente.
171. Interposition nonviolente.
172. Obstruction nonviolente.
173. Occupation nonviolente.

Intervention sociale
174. Etablissement de nouveaux modèles sociaux.
175. Surcharge ou engorgement de services.
176. Travail au ralenti.
177. Interventions orales en public.
178. Théâtre de guérilla.
179. Institutions sociales alternatives.
180. Système alternatif de communication.

Intervention économique
181. Grève inversée par excès de travail.
182. Grève sur le tas.
183. Prise de contrôle nonviolente d’un terrain.
184. Défiance d’une restriction ou d’un blocus.
185. Contrefaçon politiquement motivée.
186. Achat préventif de produits stratégiques.
187. Saisie d’actifs.
188. Dumping (vente massive à bas prix).
189. Soutien sélectif de produits ou de marques…
190. Marchés alternatifs.  
  – 126 –
191. Systèmes alternatifs de transport.
192. Institutions économiques alternatives.

Intervention politique
193. Surcharge de systèmes administratifs.
194. Révélation d’identité d’agents secrets.
195. Recherche d’emprisonnement.
196. Désobéissance civile à des lois anodines.
197. Participation sans collaboration.
198. Double pouvoir et gouvernement parallèle.

Évidemment, beaucoup d’autres méthodes ont déjà été utilisées mais n’ont pas été classées. De même, une mul-
titude d’autres méthodes seront encore inventées dans le futur qui auront les caractéristiques des trois classes de
méthodes : Protestation et persuasion nonviolente, non-coopération, et intervention nonviolente.
Il faut bien comprendre que la meilleure efficacité sera obtenue si la méthode est choisie en fonction d’une stratégie préalablement adoptée. Il est nécessaire de connaître le genre de pression qu’on veut exercer avant de choisir la forme d’action précise qui exercera cette pression.

Gene Sharp - DE LA DICTATURE  À LA DÉMOCRATIE

Un cadre conceptuel pour la libération

« 2011 : LE PRINTEMPS ARABE ? » Par Samir Amin

Je n’ai pas l’intention, dans cet article, d’examiner avec autant de précision chacun des mouvements en cours dans le monde arabe (Tunisie, Libye, Syrie, Yémen et autres). Car les composantes du mouvement sont différents d’un pays à l’autre, tout comme le sont les formes de leur intégration dans la mondialisation impérialiste et les structures des régimes en place.
Aujourd’hui, les États-Unis ont besoin de transférer l’Africom (le commandement militaire des États-Unis pour l’Afrique, une pièce importante du dispositif du contrôle militaire de la planète, toujours localisé à Stuttgart !) en Afrique. Or l’Union Africaine refuse de l’accepter et jusqu’à ce jour aucun État africain n’a osé le faire. Un laquais mis en place à Tripoli (ou à Benghazi) souscrirait évidemment à toutes les exigences de Washington et de ses alliés subalternes de l’OTAN.
Ils sont donc avant tout des mouvements anti-impérialistes et donc seulement potentiellement anticapitalistes. Si ces mouvements parviennent à converger avec l’autre réveil nécessaire, celui des travailleurs des centres impérialistes, une perspective authentiquement socialiste pourrait se dessiner à l’échelle de l’humanité entière.
Le déclin du capitalisme peut ouvrir la voie à la longue transition au socialisme comme il peut engager l’humanité sur la voie de la barbarie généralisée.
L’année 2011 s’est ouverte par une série d’explosions fracassantes de colère des peuples arabes. Ce printemps arabe amorcera-t-il un second temps de « l’éveil du monde arabe » ? Ou bien ces révoltes vont-elles piétiner et finalement avorter – comme cela été le cas du premier moment de cet éveil évoqué dans mon livre L’éveil du Sud. Dans la première hypothèse, les avancées du monde arabe s’inscriront nécessairement dans le mouvement de dépassement du capitalisme / impérialisme à l’échelle mondiale. L’échec maintiendrait le monde arabe dans son statut actuel de périphérie dominée, lui interdisant de s’ériger au rang d’acteur actif dans le façonnement du monde.
Il est toujours dangereux de généraliser en parlant du « monde arabe », en ignorant par là même la diversité des conditions objectives qui caractérisent chacun des pays de ce monde. Je centrerai donc les réflexions qui suivent sur l’Égypte, dont on reconnaîtra sans difficulté le rôle majeur qu’elle a toujours rempli dans l’évolution générale de la région.
L’Égypte a été le premier pays de la périphérie du capitalisme mondialisé qui a tenté « d’émerger ». Bien avant le Japon et la Chine, dès le début du XIXe siècle Mohammed Ali avait conçu et mis en œuvre un projet de rénovation de l’Égypte et de ses voisins immédiats du Mashreq arabe. Cette expérience forte a occupé les deux tiers du XIXe siècle et ne s’est essoufflée que tardivement dans la seconde moitié du règne du Khédive Ismail, au cours des années 1870. L’analyse de son échec ne peut ignorer la violence de l’agression extérieure de la puissance majeure du capitalisme industriel central de l’époque – la Grande-Bretagne. Par deux fois, en 1840, puis dans les années 1870 par la prise du contrôle des finances de l’Égypte khédivale, enfin par l’occupation militaire (en 1882), l’Angleterre a poursuivi avec acharnement son objectif : la mise en échec de l’émergence d’une Égypte moderne. Sans doute le projet égyptien connaissait-il des limites, celles qui définissaient l’époque, puisqu’il s’agissait évidemment d’un projet d’émergence dans et par le capitalisme, à la différence du projet de la seconde tentative égyptienne (1919-1967) sur laquelle je reviendrai. Sans doute, les contradictions sociales propres à ce projet comme les conceptions politiques, idéologiques et culturelles sur la base desquelles il se déployait ont-elles leur part de responsabilité dans cet échec. Il reste que sans l’agression de l’impérialisme ces contradictions auraient probablement pu être surmontées, comme l’exemple japonais le suggère.
L’Égypte émergente battue a été alors soumise pour près de quarante ans (1880-1920) au statut de périphérie dominée, dont les structures ont été refaçonnées pour servir le modèle de l’accumulation capitaliste / impérialiste de l’époque. La régression imposée a frappé, au-delà du système productif du pays, ses structures politiques et sociales, comme elle s’est employée à renforcer systématiquement des conceptions idéologiques et culturelles passéistes et réactionnaires utiles pour le maintien du pays dans son statut subordonné.
L’Égypte, c’est-à-dire son peuple, ses élites, la nation qu’elle représente, n’a jamais accepté ce statut. Ce refus obstiné est à l’origine d’une seconde vague de mouvements ascendants qui s’est déployée au cours du demi-siècle suivant (1919-1967). Je lis en effet cette période comme un moment continu de luttes et d’avancées importantes. L’objectif était triple : démocratie, indépendance nationale, progrès social. Ces trois objectifs – quelles qu’en aient été les formulations limitées et parfois confuses – sont indissociables les uns des autres. Cette interconnexion des objectifs n’est d’ailleurs rien d’autre que l’expression des effets de l’intégration de l’Égypte moderne dans le système du capitalisme / impérialisme mondialisé de l’époque. Dans cette lecture, le chapitre ouvert par la cristallisation nassériste (1955-1967) n’est rien d’autre que le dernier chapitre de ce moment long du flux d’avancée des luttes, inauguré par la révolution de 1919-1920.
Le premier moment de ce demi-siècle de montée des luttes d’émancipation en Égypte avait mis l’accent – avec la constitution du Wafd en 1919 – sur la modernisation politique par l’adoption d’une forme bourgeoise de démocratie constitutionnelle et sur la reconquête de l’indépendance. La forme démocratique imaginée permettait une avancée laïcisante – sinon laïque au sens radical du terme – dont le drapeau (associant le croissant et la croix – un drapeau qui a fait sa réapparition dans les manifestations de janvier et février 2011) constitue le symbole. Des élections « normales » permettaient alors non seulement à des Coptes d’être élus par des majorités musulmanes, mais encore davantage à ces mêmes Coptes d’exercer de très hautes fonctions dans l’Etat, sans que cela ne pose le moindre problème.
Tout l’effort de la puissance britannique, avec le soutien actif du bloc réactionnaire constitué par la monarchie, les grands propriétaires et les paysans riches, s’est employé à faire reculer les avancées démocratiques de l’Égypte wafdiste. La dictature de Sedki Pacha, dans les années 1930 (abolition de la constitution démocratique de 1923) s’est heurtée au mouvement étudiant, fer de lance à l’époque des luttes démocratiques anti-impérialistes. Ce n’est pas un hasard si, pour en réduire le danger, l’ambassade britannique et le Palais royal ont alors soutenu activement la création des Frères musulmans (1927) qui s’inspiraient de la pensée « islamiste » dans sa version « salafiste » (passéiste) wahabite formulée par Rachid Reda, c’est-à-dire la version la plus réactionnaire (antidémocratique et anti-progrès social) du nouvel « Islam politique ».
La conquête de l’Ethiopie entreprise par Mussolini et la perspective d’une guerre mondiale se dessinant, Londres s’est trouvé obligé de faire des concessions aux forces démocratiques, permettant le retour du Wafd en 1936 et la signature du Traité anglo-égyptien de la même année – un Wafd au demeurant lui-même « assagi ». La seconde guerre mondiale a, par la force des choses, constitué une sorte de parenthèse. Mais le flux de montée des luttes a repris dès le 21 février 1946, avec la constitution du bloc étudiant-ouvrier, renforcé dans sa radicalisation par l’entrée en scène des communistes et du mouvement ouvrier. Là encore, les forces de la réaction égyptienne soutenues par Londres ont réagi avec violence et mobilisé à cet effet les Frères musulmans qui ont soutenu une seconde dictature de Sedki Pacha, sans parvenir à faire taire le mouvement. Le Wafd revenu au gouvernement, sa dénonciation du Traité de 1936, l’amorce de la guérilla dans la zone du Canal encore occupée, n’ont été mis en déroute que par l’incendie du Caire (1951), une opération dans laquelle les Frères musulmans ont trempé.
Le premier coup d’État des Officiers libres (1952), mais surtout le second inaugurant la prise de contrôle de Nasser (1954) sont alors venus pour « couronner » cette période de flux continu des luttes selon les uns, ou pour y mettre un terme, selon les autres. Le nassérisme a substitué à cette lecture que je propose de l’éveil égyptien un discours idéologique abolissant toute l’histoire des années 1919-1952 pour faire remonter la « révolution égyptienne » à juillet 1952. A l’époque, beaucoup parmi les communistes avaient dénoncé ce discours et analysé les coups d’Etat de 1952 et 1954 comme destinés à mettre un terme à la radicalisation du mouvement démocratique. Ils n’avaient pas tort, car le nassérisme ne s’est cristallisé comme projet anti-impérialiste qu’après Bandoeng (avril 1955). Le nassérisme a alors réalisé ce qu’il pouvait donner : une posture internationale résolument anti-impérialiste (associée aux mouvements panarabe et panafricain), des réformes sociales progressistes (mais non « socialistes »). Le tout, par en haut, non seulement « sans démocratie » (en interdisant aux classes populaires le droit de s’organiser par elles-mêmes et pour elles-mêmes), mais en « abolissant » toute forme de vie politique. Le vide créé appelait l’Islam politique à le remplir. Le projet a alors épuisé son potentiel d’avancées en un temps bref – dix années de 1955 à 1965. L’essoufflement offrait à l’impérialisme, dirigé désormais par les États-Unis, l’occasion de briser le mouvement, en mobilisant à cet effet leur instrument militaire régional : Israël. La défaite de 1967 marque alors la fin de ce demi-siècle de flux. Le reflux est amorcé par Nasser lui-même, choisissant la voie des concessions à droite – (« l’infitah » – l’ouverture, entendre « à la mondialisation capitaliste ») plutôt que la radicalisation pour laquelle se battaient, entre autres, les étudiants (dont le mouvement occupe le devant de la scène en 1970, peu avant puis après la mort de Nasser). Sadate qui succède, accentue la portée de la dérive à droite et intègre les Frères musulmans dans son nouveau système autocratique. Moubarak poursuit dans la même voie.
La période de reflux qui suit (1967-2011) couvre à son tour presqu’un demi-siècle. L’Égypte, soumise aux exigences du libéralisme mondialisé et aux stratégies des Etats-Unis, a cessé d’exister comme acteur actif régional et international. Dans la région, les alliés majeurs des Etats-Unis – l’Arabie saoudite et Israël – occupent le devant de la scène. Israël peut alors s’engager dans la voie de l’expansion de sa colonisation de la Palestine occupée, avec la complicité tacite de l’Égypte et des pays du Golfe.
L’Égypte de Nasser avait mis en place un système économique et social critiquable mais cohérent. Nasser avait fait le pari de l’industrialisation pour sortir de la spécialisation internationale coloniale qui cantonnait le pays à l’exportation de coton. Ce système a assuré une répartition des revenus favorable aux classes moyennes en expansion, sans appauvrissement des classes populaires. Sadate et Moubarak ont œuvré au démantèlement du système productif égyptien, auquel ils ont substitué un système totalement incohérent, exclusivement fondé sur la recherche de la rentabilité d’entreprises qui ne sont pour la plupart que des sous-traitants du capital des monopoles impérialistes. Les taux de croissance égyptiens, prétendument élevés, qu’exalte depuis trente ans la Banque mondiale, n’ont aucune signification. La croissance égyptienne est vulnérable à l’extrême. Cette croissance, par ailleurs, s’est accompagnée d’une incroyable montée des inégalités et du chômage qui frappe une majorité de jeunes. Cette situation était explosive ; elle a explosé.
L’apparente « stabilité du régime » que Washington vantait reposait sur une machine policière monstrueuse (1 200 000 hommes contre 500 000 seulement pour l’armée), qui se livrait à des abus criminels quotidiens. Les puissances impérialistes prétendaient que ce régime « protégeait » l’Égypte de l’alternative islamiste. Or, il ne s’agit là que d’un mensonge grossier. En fait, le régime avait parfaitement intégré l’Islam politique réactionnaire (le modèle wahabite du Golfe) dans son système de pouvoir, en lui concédant la gestion de l’éducation, de la justice et des médias majeurs (la télévision en particulier). Le seul discours autorisé était celui des mosquées confiées aux Salafistes, leur permettant de surcroît de faire semblant de constituer « l’opposition ». La duplicité cynique du discours de l’establishment des États-Unis (et sur ce plan Obama n’est pas différent de Bush) sert parfaitement ses objectifs. Le soutien de fait à l’Islam politique annihile les capacités de la société à faire face aux défis du monde moderne (il est à l’origine du déclin catastrophique de l’éducation et de la recherche), tandis que la dénonciation occasionnelle des « abus » dont il est responsable (assassinats de Coptes, par exemple) sert à légitimer les interventions militaires de Washington engagé dans la soit disant « guerre contre le terrorisme ». Le régime pouvait paraître « tolérable » tant que fonctionnait la soupape de sécurité que représentait l’émigration en masse des pauvres et des classes moyennes vers les pays pétroliers. L’épuisement de ce système (la substitution d’immigrés asiatiques à ceux en provenance des pays arabes) a entraîné la renaissance des résistances. Les grèves ouvrières de 2007 – les plus fortes du continent africain depuis 50 ans – la résistance obstinée des petits paysans menacés d’expropriation par le capitalisme agraire, la formation de cercles de protestation démocratique dans les classes moyennes (les mouvements Kefaya et du 6 avril) annonçaient l’inévitable explosion - attendue en Égypte, même si elle a surpris les « observateurs étrangers ». Nous sommes donc entrés dans une phase nouvelle de flux des luttes d’émancipation dont il nous faut alors analyser les directions et les chances de développement.
 Les composantes du mouvement démocratique
La « révolution égyptienne » en cours illustre la possibilité de la fin annoncée du système « néolibéral », remis en cause dans toutes ses dimensions politiques, économiques et sociales. Ce mouvement gigantesque du peuple égyptien associe trois composantes actives : les jeunes « re-politisés » par leur propre volonté et dans des formes « modernes » qu’ils ont inventées, les forces de la gauche radicale, celles rassemblées par les classes moyennes démocrates.
Les jeunes (environ un million de militants) ont été le fer de lance du mouvement. Ils ont été immédiatement rejoints par la gauche radicale et les classes moyennes démocrates. Les Frères musulmans dont les dirigeants avaient appelé à boycotter les manifestations pendant les quatre premiers jours (persuadés que celles-ci seraient mises en déroute par la répression) n’ont accepté le mouvement que tardivement, lorsque l’appel, entendu par l’ensemble du peuple égyptien, a produit des mobilisations gigantesques de 15 millions de manifestants.
Les jeunes et la gauche radicale poursuivent trois objectifs communs : la restauration de la démocratie (la fin du régime militaire et policier), la mise en œuvre d’une nouvelle politique économique et sociale favorable aux classes populaires (la rupture avec la soumission aux exigences du libéralisme mondialisé), et celle d’une politique internationale indépendante (la rupture avec la soumission aux exigences de l’hégémonie des États-Unis et du déploiement de son contrôle militaire sur la planète). La révolution démocratique à laquelle ils appellent est une révolution démocratique anti-impérialiste et sociale. Bien que le mouvement des jeunes reste diversifié dans sa composition sociale et ses expressions politiques et idéologiques, il se situe dans l’ensemble « à gauche ». Les manifestations de sympathie spontanées et fortes avec la gauche radicale en sont le témoignage.
Les classes moyennes se rassemblent dans l’ensemble autour du seul objectif démocratique, sans nécessairement remettre intégralement en cause le « marché » (tel qu’il est) et l’alignement international de l’Égypte. On ne doit pas ignorer le rôle d’un groupe de blogueurs qui participent – consciemment ou pas – à un véritable complot organisé par la CIA. Ses animateurs sont généralement des jeunes issus des classes aisées, américanisés à l’extrême, qui se posent néanmoins en « contestataires » des dictatures en place. Le thème de la démocratie, dans la version que sa manipulation par Washington impose, domine leurs interventions sur le « net ». Ils participent de ce fait à la chaîne des acteurs des contrerévolutions orchestrées par Washington, déguisées en « révolutions démocratiques » sur le modèle « des révolutions colorées » de l’Europe de l’Est. Mais on aurait tort de conclure que ce complot est à l’origine des révoltes populaires. La CIA tente néanmoins de renverser le sens du mouvement, d’éloigner les militants de leurs objectifs de transformation sociale progressiste et de les dévoyer sur d’autres terrains. Les chances de succès du complot deviennent sérieuses si le mouvement échoue dans la construction de la convergence de ses diverses composantes, à identifier des objectifs stratégiques communs et à inventer des formes d’organisation et d’action efficaces. On connaît des exemples de cet échec, aux Philippines et en Indonésie par exemple. Il est intéressant de noter à ce propos que nos blogueurs, qui s’expriment en anglais plutôt qu’en arabe ( !), partis dans la défense de la « démocratie » - à l’américaine - développent souvent, en Egypte, des arguments destinés à légitimer les Frères Musulmans.
L’appel à la manifestation formulé par les trois composantes actives du mouvement a été rapidement entendu par l’ensemble du peuple égyptien. La répression, d’une violence extrême les premiers jours (plus d’un millier de morts) n’a pas découragé ces jeunes et leurs alliés (qui, à aucun moment, n’ont appelé à leur secours les puissances occidentales comme on a pu le voir ailleurs). Leur courage a été l’élément décisif qui a entraîné dans la protestation à travers tous les quartiers des grandes et des petites villes, voire de villages, une quinzaine de millions de manifestants pendant des jours et des jours (et parfois des nuits). Ce succès politique foudroyant a produit ses effets : la peur a changé de camp ; Hilary Clinton et Obama ont découvert alors qu’il leur fallait lâcher Moubarak qu’ils avaient soutenu jusqu’alors, tandis que les dirigeants de l’armée sortaient du silence, refusaient de participer à la relève de la répression – sauvegardant ainsi leur image – et finalement déposaient Moubarak et quelque uns de ses suppôts majeurs.
La généralisation du mouvement à l’ensemble du peuple égyptien constitue par elle-même un défi positif. Car ce peuple est, comme tous les autres, loin de constituer un « bloc homogène ». Certains des segments qui le composent renforcent incontestablement la perspective d’une radicalisation possible. L’entrée dans la bataille de la classe ouvrière (environ 5 millions de travailleurs) peut être décisive. Les travailleurs en lutte (à travers de nombreuses grèves) ont fait progresser des formes d’organisation amorcées depuis 2007. On compte désormais plus d’une cinquantaine de syndicats indépendants. La résistance opiniâtre des petits paysans aux expropriations rendues possibles par l’annulation de la réforme agraire (les Frères musulmans ont voté au parlement pour ces lois scélérates, sous prétexte que la propriété privée serait « sacrée » dans l’Islam et que la réforme agraire était inspirée par le diable communiste !) participe également de la radicalisation possible du mouvement. Il reste qu’une masse gigantesque de « pauvres » ont participé activement aux manifestations de février 2011 et se retrouvent souvent dans des comités populaires constitués dans les quartiers pour « défendre la révolution ». Ces « pauvres » peuvent donner l’impression (par les barbes, les voiles, les accoutrements vestimentaires) que le pays profond est « islamique », voire mobilisé par les Frères musulmans. En fait, leur entrée en scène s’est imposée à la direction de l’organisation. La course est donc engagée : qui des Frères et de leurs associés islamistes (les Salafistes) ou de l’alliance démocratique parviendra à formuler des alliances efficaces avec les masses désorientées, voire à les « encadrer » (terme que je récuse) ?
Des avancées non négligeables dans la construction du front uni des forces démocratiques et des travailleurs sont en cours en Egypte. Cinq partis d’orientation socialiste (le Parti Socialiste égyptien, l’Alliance populaire démocratique – une majorité sortie de l’ancien parti du Tagammu, le Parti démocratique des travailleurs, le Parti des Socialistes révolutionnaires – trotskiste, et le Parti Communiste égyptien – qui avait été une composante du Tagammu) ont constitué en avril 2011 une Alliance des forces socialistes, et se sont engagés à poursuivre, à travers elle, leurs luttes en commun. Parallèlement un Conseil National (Maglis Watany) à été constitué par toutes les forces politiques et sociales acteurs du mouvement (les partis à orientation socialiste, les partis démocratiques divers, les syndicats indépendants, les organisations paysannes, les réseaux de jeunes, de nombreuses associations sociales). Les Frères Musulmans et les partis de droite ont refusé de participer à ce Conseil, réaffirmant ainsi ce qu’on sait : leur opposition à la poursuite du mouvement. Le Conseil rassemble environ 150 membres.
 Face au mouvement démocratique : le bloc réactionnaire
Tout comme dans la période de flux des luttes du passé, le mouvement démocratique anti-impérialiste et social se heurte en Égypte à un bloc réactionnaire puissant. Ce bloc peut être identifié dans les termes de ses composantes sociales (de classes, évidemment) mais il doit l’être tout également dans ceux qui définissent ses moyens d’intervention politique et des discours idéologiques au service de celle-ci.
En termes sociaux, le bloc réactionnaire est dirigé par la bourgeoisie égyptienne considérée dans son ensemble. Les formes d’accumulation dépendante à l’œuvre au cours des 40 dernières années ont produit l’émergence d’une bourgeoisie riche, bénéficiaire exclusive de l’inégalité scandaleuse qui a accompagné ce modèle « libéral-mondialisé ». Il s’agit de dizaines de milliers non pas « d’entrepreneurs inventifs » - comme le discours de la Banque mondiale les présente – mais de millionnaires et de milliardaires qui tous doivent leur fortune à leur collusion avec l’appareil politique (la « corruption » est une composante organique de ce système). Cette bourgeoisie est compradore (dans la langue politique courante en Égypte le peuple les qualifie de « parasites corrompus »). Elle constitue le soutien actif de l’insertion de l’Égypte dans la mondialisation impérialiste contemporaine, l’allié inconditionnel des États-Unis. Cette bourgeoisie compte dans ses rangs de nombreux généraux de l’armée et de la police, de « civils » associés à l’État et au parti dominant (« National démocratique ») créé par Sadate et Moubarak, de religieux (la totalité des dirigeants des Frères musulmans et des cheikhs majeurs de l’Azhar, sont tous des « milliardaires »). Certes, il existe encore une bourgeoisie de petits et moyens entrepreneurs actifs. Mais ceux-là sont les victimes du système de racket mis en place par la bourgeoisie compradore, réduits le plus souvent au statut de sous-traitants dominés par les monopoles locaux, eux-mêmes courroies de transmission des monopoles étrangers. Dans le domaine de la construction, cette situation est presque généralisée : les « gros » raflent les marchés puis les sous-traitent avec les « petits ». Cette bourgeoisie d’entrepreneurs authentiques sympathise avec le mouvement démocratique.
Le versant rural du bloc réactionnaire n’est pas moins important. Il s’est constitué de paysans riches qui ont été les bénéficiaires majeurs de la réforme agraire nassérienne, se substituant à l’ancienne classe des grands propriétaires. Les coopératives agricoles mises en place par le régime nassérien associaient les petits paysans et les paysans riches et de ce fait fonctionnaient principalement au bénéfice des riches. Mais le régime avait pris des précautions pour limiter les agressions possibles contre les petits paysans. Ces précautions ayant été abandonnées par Sadate et Moubarak, sur la recommandation de la Banque mondiale, la paysannerie riche s’emploie maintenant à accélérer l’élimination de la petite paysannerie. Les paysans riches ont toujours constitué dans l’Égypte moderne une classe réactionnaire et ils le sont plus que jamais. Ils sont également le soutien majeur de l’Islam conservateur dans les campagnes et, par leurs rapports étroits (souvent de parenté) avec les représentants des appareils d’État et de la religion (l’Azhar est en Égypte l’équivalent d’une Église musulmane organisée) dominent la vie sociale rurale. De surcroît une bonne partie des classes moyennes urbaines (en particulier les officiers de l’armée et de la police, mais également les technocrates et les professions libérales) sont sorties directement de la paysannerie riche.
Ce bloc social réactionnaire dispose d’instruments politiques à son service : l’armée et la police, les institutions de l’État, le parti politique privilégié (une sorte de parti unique de fait) – le Parti national démocratique créé par Sadate –, l’appareil religieux (l’Azhar), les courants de l’Islam politique (les Frères musulmans et les Salafistes). L’aide militaire octroyée par les États-Unis à l’armée égyptienne (1,5 milliard de dollars annuels) n’a jamais été destinée à renforcer la capacité de défense du pays mais au contraire à en annihiler le danger par la corruption systématique, non pas connue et tolérée, mais soutenue positivement, avec cynisme. Cette « aide » a permis aux plus hauts officiers de s’approprier des segments importants de l’économie compradore égyptienne, au point qu’on parle en Égypte de « la société anonyme / armée » (Sharika al geish). Le commandement de l’armée qui a pris la responsabilité de « diriger » la période de transition, n’est de ce fait pas « neutre » bien qu’il ait pris la précaution de paraître l’être en se dissociant de la répression. Le gouvernement « civil » à ses ordres (dont les membres ont été nommés par le haut commandement) composé en partie d’hommes de l’ancien régime, choisis néanmoins parmi les personnalités les moins visibles de celui-ci, a pris une série de mesures parfaitement réactionnaires destinées à freiner la radicalisation du mouvement. Parmi ces mesures une loi scélérate antigrève (sous prétexte de remettre en route l’économie du pays), une loi imposant des restrictions sévères à la constitution des partis politiques qui vise à ne permettre la possibilité d’entrer dans le jeu électoral qu’aux courants de l’Islam politique (les Frères musulmans en particulier) déjà bien organisés grâce au soutien systématique du régime ancien. Et cependant, en dépit de tout cela, l’attitude de l’armée demeure en dernier ressort imprévisible. Car en dépit de la corruption de ses cadres (les soldats sont des conscrits mais les officiers sont des professionnels) le sentiment nationaliste n’est pas toujours absent chez tous. De surcroît l’armée souffre d’avoir pratiquement été écartée du pouvoir au profit de la police. Dans ces circonstances, et parce que le mouvement a exprimé avec force sa volonté d’écarter l’armée de la direction politique du pays, il est probable que le haut commandement envisagera pour l’avenir de rester dans les coulisses, renonçant à présenter ses hommes dans les élections à venir.
Si, évidemment, l’appareil policier demeure intact (aucune poursuite n’est envisagée contre ses responsables) comme l’ensemble de l’appareil d’État (les nouveaux gouverneurs sont tous des anciens du régime), le Parti national démocratique a par contre disparu dans la tourmente et sa dissolution prononcée par la justice. Néanmoins faisons confiance à la bourgeoisie égyptienne, elle saura faire renaître son parti sous des appellations nouvelles diverses.
 L’Islam politique
Les Frères musulmans constituent la seule force politique dont le régime avait non seulement toléré l’existence, mais dont il avait soutenu activement l’épanouissement. Sadate et Moubarak leur avaient confié la gestion de trois institutions fondamentales : l’éducation, la justice et la télévision. Les Frères musulmans n’ont jamais été et ne peuvent pas être « modérés », encore moins « démocratiques ». Leur chef - le mourchid (traduction arabe de « guide » - Führer) est autoproclamé et l’organisation repose sur le principe de la discipline et de l’exécution des ordres des chefs, sans discussions d’aucune sorte. La direction est constituée exclusivement d’hommes immensément riches (grâce, entre autre, au soutien financier de l’Arabie Saoudite, c’est-à-dire de Washington), l’encadrement par des hommes issus des fractions obscurantistes des classes moyennes, la base par des gens du peuple recrutés par les services sociaux de charité offerts par la confrérie (et financés toujours par l’Arabie Saoudite), tandis que la force de frappe est constituée par les milices (les baltaguis) recrutés dans le lumpen.
Les Frères musulmans sont acquis à un système économique basé sur le marché et totalement dépendant de l’extérieur. Ils sont en fait une composante de la bourgeoisie compradore. Ils ont d’ailleurs pris position contre les grandes grèves de la classe ouvrière et les luttes des paysans pour conserver la propriété de leur terre. Les Frères musulmans ne sont donc « modérés » que dans le double sens où ils ont toujours refusé de formuler un programme économique et social quelconque et que, de fait, il ne remettent pas en cause les politiques néo-libérales réactionnaires, et qu’ils acceptent de facto la soumission aux exigences du déploiement du contrôle des États-Unis dans le monde et dans la région. Ils sont donc des alliés utiles pour Washington (y-a-t-il un meilleur allié des États-Unis que l’Arabie Saoudite, patron des Frères ?) qui leur a décerné un « certificat de démocratie » !
Mais les États-Unis ne peuvent avouer que leur stratégie vise à mettre en place des régimes « islamiques » dans la région. Ils ont besoin de faire comme si « cela leur faisait peur ». Par ce moyen, ils légitiment leur « guerre permanente au terrorisme », qui poursuit en réalité d’autres objectifs : le contrôle militaire de la planète destiné à réserver aux États-Unis-Europe-Japon l’accès exclusif aux ressources. Avantage supplémentaire de cette duplicité : elle permet de mobiliser « l’islamophobie » des opinions publiques. L’Europe, comme on le sait, n’a pas de stratégie particulière à l’égard de la région et se contente de s’aligner au jour le jour sur les décisions de Washington. Il est plus que jamais nécessaire de faire apparaître clairement cette véritable duplicité de la stratégie des États-Unis, dont les opinions publiques – manipulées avec efficacité – sont dupes. Les États-Unis (et derrière eux l’Europe), craignent plus que tout une Égypte réellement démocratique qui, certainement, remettrait en cause son alignement sur le libéralisme économique et la stratégie agressive des États-Unis et de l’OTAN. Ils feront tout pour que l’Égypte ne soit pas démocratique et, à cette fin, soutiendront, par tous les moyens, mais avec hypocrisie, la fausse alternative Frères musulmans qui ont montré n’être qu’en minorité dans le mouvement du peuple égyptien pour un changement réel.
La collusion entre les puissances impérialistes et l’Islam politique n’est d’ailleurs ni nouvelle, ni particulière à l’Égypte. Les Frères musulmans, depuis leur création en 1927 jusqu’à ce jour, ont toujours été un allié utile pour l’impérialisme et le bloc réactionnaire local. Ils ont toujours été un ennemi féroce des mouvements démocratiques en Égypte. Et les multimilliardaires qui assurent aujourd’hui la direction de la Confrérie ne sont pas destinés à se rallier à la cause démocratique ! L’Islam politique est tout également l’allié stratégique des États-Unis et de leurs partenaires subalternes de l’OTAN à travers le monde musulman. Washington a armé et financé les Talibans, qualifiés de « héros de la liberté » (« Freedom Fighters ») dans leur guerre contre le régime national populaire dit « communiste » (avant et après l’intervention soviétique). Lorsque les Talibans ont fermé les écoles de filles créées par les « communistes », il s’est trouvé des « démocrates » et même des « féministes » pour prétendre qu’il fallait « respecter les traditions » !
En Égypte, les Frères musulmans sont désormais épaulés par le courant salafiste (« traditionaliste »), tout également largement financé par les pays du Golfe. Les Salafistes s’affirment extrémistes (wahhabites convaincus, intolérants à l’égard de tout autre interprétation de l’Islam) et sont à l’origine des meurtres systématiques perpétrés contre les Coptes. Des opérations difficiles à imaginer sans le soutien tacite (et parfois davantage de complicité) de l’appareil d’État, en particulier de la Justice, largement confiée aux Frères musulmans. Cette étrange division du travail permet aux Frères musulmans de paraître modérés ; ce que Washington feint de croire. Il y a néanmoins des luttes violentes en perspective au sein des courants religieux islamistes en Égypte. Car l’Islam égyptien historique dominant est « soufi » dont les confréries rassemblent aujourd’hui 15 millions de fidèles. Islam ouvert, tolérant, insistant sur la conviction individuelle plutôt que sur la pratique des rites (« il y a autant de voies vers Dieu que d’individus » disent-ils), le soufisme égyptien a toujours été tenu en suspicion par les pouvoirs d’État, lesquels, néanmoins, maniant la carotte et le bâton, se gardaient d’entrer en guerre ouverte contre lui. L’Islam wahabite du Golfe se situe à ses antipodes : il est archaïque, ritualiste, conformiste, ennemi déclaré de toute interprétation autre que la sienne, laquelle n’est que répétitive des textes, ennemie de tout esprit critique – assimilé au Diable. L’Islam wahabite a déclaré la guerre au soufisme qu’il veut « extirper » et compte sur l’appui des autorités du pouvoir pour y parvenir. En réaction, les soufistes d’aujourd’hui sont laïcisants, sinon laïques ; ils appellent à la séparation entre la religion et la politique (le pouvoir d’État et celui des autorités religieuses reconnues par lui, l’Azhar). Les soufistes sont des alliés du mouvement démocratique. L’introduction de l’Islam wahabite en Égypte a été amorcée par Rachid Reda dans les années 1920 et repris par les Frères musulmans dès 1927. Mais il n’a pris toute sa vigueur qu’après la Seconde Guerre mondiale lorsque la rente pétrolière des pays du Golfe, soutenus par les États-Unis en conflit avec la vague de libération nationale populaire des années 1960, a permis d’en démultiplier les moyens financiers.
 La stratégie des États-Unis : le modèle pakistanais
Les trois puissances qui ont dominé la scène moyen-orientale au cours de toute la période de reflux (1967-2011) sont les États-Unis, patron du système, l’Arabie Saoudite et Israël. Il s’agit là de trois alliés intimes. Ils partagent tous les trois la même hantise de l’émergence d’une Égypte démocratique. Car celle-ci ne pourrait être qu’anti-impérialiste et sociale, prendrait ses distances à l’égard du libéralisme mondialisé, condamnerait l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe à l’insignifiance, réanimerait la solidarité des peuples arabes et imposerait la reconnaissance de l’État palestinien par Israël.
L’Égypte est une pièce angulaire dans la stratégie états-unienne de contrôle de la Planète. L’objectif exclusif de Washington et de ses alliés Israël et l’Arabie Saoudite est de faire avorter le mouvement démocratique en Égypte et, à cette fin, veulent imposer un « régime islamique » dirigé par les Frères musulmans, qui est le seul moyen pour eux de perpétuer la soumission de l’Égypte. Le « discours démocratique » d’Obama n’est là que pour tromper les opinions naïves, celles des États-Unis et de l’Europe en premier lieu.
On parle beaucoup, pour donner une légitimité à un gouvernement des Frères musulmans (« ralliés à la démocratie ! »), de l’exemple turc. Mais il ne s’agit là encore que de poudre aux yeux. Car l’armée turque, qui reste présente dans les coulisses, bien que certainement non démocratique et de surcroit un allié fidèle de l’OTAN, reste la garantie de la « laïcité » en Turquie. Le projet de Washington, ouvertement exprimé par Hilary Clinton, Obama et les think-tanks à leur service, s’inspire du modèle pakistanais : l’armée (« islamique ») dans les coulisses, le gouvernement (« civil ») assumé par un (ou des) parti islamique « élu ». Évidemment, dans cette hypothèse, le gouvernement « islamique » égyptien serait récompensé pour sa soumission sur l’essentiel (la non remise en cause du libéralisme et des soit disant « traités de paix » qui permettent à Israël la poursuite de sa politique d’expansion territoriale) et pourrait poursuivre, en compensation démagogique, la mise en œuvre de ses projets « d’islamisation de l’État et de la politique », et les assassinats des Coptes ! Belle démocratie que celle conçue à Washington pour l’Égypte. L’Arabie Saoudite soutient évidemment avec tous ses moyens (financiers) la mise en œuvre de ce projet. Car Ryad sait parfaitement que son hégémonie régionale (dans le monde arabe et musulman) exige la réduction de l’Égypte à l’insignifiance. Et le moyen est « l’islamisation de l’État et de la politique » ; en fait, une islamisation à la wahabite, avec tous ses effets – entre autres celui de dévoiements fanatiques à l’égard des Coptes et d’une négation des droits à l’égalité des femmes.
Cette forme d’islamisation est-elle possible ? Peut être, mais au prix de violences extrêmes. La bataille est conduite sur l’article 2 de la constitution du régime déchu. Cet article qui stipule que « la sharia est la source du droit », est une nouveauté dans l’histoire politique de l’Égypte. Ni la constitution de 1923, ni celle de Nasser ne l’avaient imaginé. C’est Sadate qui l’a introduit dans sa nouvelle constitution, avec le soutien triple de Washington (« respecter les traditions » !), de Ryad (« le Coran tient lieu de Constitution ») et de Jérusalem (« l’État d’Israël est un État juif »).
Le projet des Frères musulmans demeure la mise en place d’un Etat théocratique, comme en témoigne leur attachement à l’article 2 de la Constitution de Sadate/Moubarak. De surcroît le programme le plus récent de l’organisation renforce encore cette vision passéiste par la proposition de mise en place d’un « Conseil des Ulémas » chargé de veiller à la conformité de toute proposition de loi aux exigences de la Sharia. Ce conseil constitutionnel religieux, est l’analogue de celui qui, en Iran, contrôle le « pouvoir élu ». Le régime est alors celui d’un super parti religieux unique et tous les partis qui se revendiqueraient de la laïcité deviennent « illégaux ». Leurs partisans, comme les non Musulmans (les Coptes), sont, de ce fait, exclus de la vie politique. En dépit de tout cela les pouvoirs à Washington et en Europe font comme si on pouvait prendre au sérieux la récente déclaration des Frères « renonçant » au projet théocratique (sans modifier leur programme !), une déclaration opportuniste mensongère de plus. Les experts de la CIA ne savent-ils donc pas lire l’arabe ? La conclusion s’impose : Washington préfère le pouvoir de Frères, qui leur garantit le maintien de l’Egypte dans leur giron et celui de la mondialisation libérale, à celui de démocrates qui risqueraient fort de remettre en question le statut subalterne de l’Egypte. Le Parti de la Justice et de la Liberté, créé récemment et inspiré visiblement du modèle turc, n’est guère qu’un instrument des Frères. Les Coptes y seraient admis ( !), ce qui signifie qu’ils sont invités à accepter l’Etat musulman théocratique consacré par le programme des Frères, s’ils veulent avoir le droit de « participer » à la vie politique de leur pays. Passés à l’offensive, les Frères musulmans créent des « syndicats », des « organisations paysannes » et une kyrielle de « partis politiques » revêtant des noms divers, dont le seul objectif est de diviser les fronts unis ouvriers, paysans et démocratiques en voie de construction, au bénéfice, bien entendu, du bloc contrerévolutionnaire.
Le mouvement démocratique égyptien sera-t-il capable d’abroger cet article dans la nouvelle constitution à venir ? On ne peut répondre à cette question que par un retour sur un examen des débats politiques, idéologiques et culturels qui se sont déployés dans l’histoire de l’Égypte moderne.
On constate en effet que les périodes de flux sont caractérisées par une diversité d’opinions ouvertement exprimées qui relèguent la « religion » (toujours présente dans la société) à l’arrière-plan. Il en fut ainsi pendant les deux tiers du XIXe siècle (de Mohamed Ali au Khédive Ismaïl). Les thèmes de la modernisation (dans une forme de despotisme éclairé plutôt que démocratique) dominent alors la scène. Il en fut de même de 1920 à 1970 : l’affrontement est ouvert entre les « démocrates bourgeois » et les « communistes » qui occupent largement le devant de la scène jusqu’au nassérisme. Celui-ci abolit ce débat pour lui substituer un discours populiste panarabe, mais simultanément « modernisant ». Les contradictions de ce système ouvrent la voie au retour de l’Islam politique. On constate, en contrepoint, que dans les phases de reflux la diversité d’opinions s’efface, laissant la place au passéisme prétendu islamique, qui s’octroie le monopole du discours autorisé par le pouvoir. De 1880 à 1920 les Britanniques ont construit cette dérive, entre autre par la condamnation à l’exil (en Nubie, pour l’essentiel) de tous les penseurs et acteurs modernistes égyptiens formés depuis Mohamed Ali. Mais on remarquera aussi que « l’opposition » à cette occupation britannique se range également dans cette conception passéiste. La Nahda (inaugurée par Afghani et poursuivie par Mohamed Abdou) s’inscrit dans cette dérive, associée à l’illusion ottomaniste défendue par le nouveau Parti Nationaliste de Moustapha Kemal et Mohammad Farid. Que cette dérive ait conduit vers la fin de l’époque aux écrits ultraréactionnaires de Rachid Reda, repris par Hassan el Banna, fondateur des Frères musulmans, ne devrait pas surprendre.
Il en est de même encore dans la période de reflux des années 1970-2010.Le discours officiel du pouvoir (de Sadate et de Moubarak), parfaitement islamiste (la preuve : l’introduction de la Sharia dans la constitution et la délégation de pouvoirs essentiels aux Frères musulmans), est également celui de la fausse opposition, la seule tolérée, celle du discours des mosquées. L’article 2 peut paraître de ce fait, bien solidement ancré dans la « conviction » générale (la « rue » comme on se plaît à dire, par imitation du discours états-unien). On ne saurait sous-estimer les effets dévastateurs de la dépolitisation mise en œuvre systématiquement pendant les périodes de reflux. La pente n’est jamais facile à remonter. Mais cela n’est pas impossible. Les débats en cours en Égypte sont axés – explicitement ou implicitement – sur cette question de la prétendue dimension « culturelle » du défi (en l’occurrence islamique). Indicateurs positifs : il a suffi de quelques semaines de débats libres imposés dans les faits pour voir le slogan « l’islam est la solution » disparaître dans toutes les manifestations au bénéfice de revendications précises sur le terrain de la transformation concrète de la société (liberté d’opinion, de formation des partis, syndicats et autres organisations sociales, salaires et droits du travail, accès à la terre, école et santé, rejet des privatisations et appel aux nationalisations, etc.). Signe qui ne trompe pas : aux élections des étudiants, l’écrasante majorité (80%) des voix données aux Frères musulmans il y a cinq ans (lorsque seul ce discours était accepté comme prétendue opposition) a fait suite à une chute des Frères dans les élections d’avril à 20% ! Mais l’adversaire sait également organiser la riposte au « danger démocratique ». Les modifications insignifiantes de la constitution (toujours en vigueur !) proposées par un comité constitué exclusivement d’islamistes choisis par le conseil suprême (l’armée) et adoptées à la hâte en avril par referendum (23% de « non », mais une majorité de « oui », forcée par les fraudes et un chantage massif des mosquées) ne concernent évidemment pas l’article 2. Des élections présidentielles et législatives sont prévues pour septembre / octobre 2011. Le mouvement démocratique se bat pour une « transition démocratique » plus longue, de manière à permettre à ses discours d’atteindre véritablement les masses désemparées. Mais Obama a choisi dès les premiers jours de l’insurrection : une transition brève, ordonnée (c’est-à-dire sans remise en cause des appareils du régime) et des élections (donnant une victoire souhaitée aux Islamistes). Les « élections » comme on le sait, en Égypte comme ailleurs dans le monde, ne sont pas le meilleur moyen d’asseoir la démocratie, mais souvent celui de mettre un terme à la dynamique des avancées démocratiques.
Un dernier mot concernant la « corruption ». Le discours dominant du « régime de transition » place l’accent sur sa dénonciation, associée de menaces de poursuites judiciaires (on verra ce qu’il en sera dans les faits). Ce discours est certainement bien reçu, en particulier par la fraction sans doute majeure de l’opinion naïve. Mais on se garde d’en analyser les raisons profondes et de faire comprendre que la « corruption » (présentée comme une déviance morale, façon discours moralisant états-unien) est une composante organique nécessaire à la formation de la bourgeoisie. Non seulement dans le cas de l’Égypte et dans les pays du Sud en général, s’agissant de la formation d’une bourgeoisie compradore dont l’association aux pouvoirs d’État constitue le seul moyen pour son émergence. Je soutiens qu’au stade du capitalisme des monopoles généralisés, la corruption est devenue un élément constitutif organique de la reproduction du modèle d’accumulation : le prélèvement de la rente des monopoles exige la complicité active de l’État. Le discours idéologique (« le virus libéral ») proclame « pas d’État » ; tandis que sa pratique est : « l’État au service des monopoles ».
La zone des tempêtes
Mao n’avait pas tort lorsqu’il affirmait que le capitalisme (réellement existant, c’est-à-dire impérialiste par nature) n’avait rien à offrir aux peuples des trois continents (la périphérie constituée par l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine – cette « minorité » qui rassemble 85% de la population de la planète !) et que donc le Sud constituait la « zone des tempêtes », c’est-à-dire des révoltes répétées, potentiellement (mais seulement potentiellement) porteuses d’avancées révolutionnaires en direction du dépassement socialiste du capitalisme. Le « printemps arabe » s’inscrit dans cette réalité. Il s’agit de révoltes sociales potentiellement porteuses de la cristallisation d’alternatives, qui peuvent à long terme s’inscrire dans la perspective socialiste. C’est la raison pour laquelle le système capitaliste, le capital des monopoles dominants à l’échelle mondiale, ne peut tolérer le développement de ces mouvements. Il mobilisera tous les moyens de déstabilisation possibles, des pressions économiques et financières jusqu’à la menace militaire. Il soutiendra, selon les circonstances, soit les fausses alternatives fascistes ou fascisantes, soit la mise en place de dictatures militaires. Il ne faut pas croire un mot de ce que dit Obama. Obama, c’est Bush, mais avec un autre langage. Il y a là une duplicité permanente dans le langage des dirigeants de la triade impérialiste (États-Unis, Europe occidentale, Japon).
Je n’ai pas l’intention, dans cet article, d’examiner avec autant de précision chacun des mouvements en cours dans le monde arabe (Tunisie, Libye, Syrie, Yémen et autres). Car les composantes du mouvement sont différents d’un pays à l’autre, tout comme le sont les formes de leur intégration dans la mondialisation impérialiste et les structures des régimes en place. La révolte tunisienne a donné le coup d’envoi et certainement fortement encouragé les Egyptiens. Par ailleurs le mouvement tunisien bénéficie d’un avantage certain : la semi laïcité introduite par Bourguiba ne pourra sans doute pas être remise en cause par les Islamistes rentrés de leur exil en Grande-Bretagne. Mais simultanément le mouvement tunisien ne paraît pas être en mesure de remettre en question le modèle de développement extraverti inscrit dans la mondialisation capitaliste libérale.
La Libye n’est ni la Tunisie, ni l’Égypte. Le bloc au pouvoir (Kadhafi) et les forces qui se battent contre lui n’ont rien d’analogues avec ce qu’ils sont en Tunisie et en Égypte. Kadhafi n’a jamais été qu’un polichinelle dont le vide de la pensée trouve son reflet dans son fameux « Livre vert ». Opérant dans une société encore archaïque, Kadhafi pouvait se permettre de tenir des discours successifs - sans grande portée réelle - « nationalistes et socialistes » puis se rallier le lendemain au « libéralisme ». Il l’a fait « pour faire plaisir aux Occidentaux » !, comme si le choix du libéralisme n’aurait pas d’effets dans la société. Or, il en a eu, et, très banalement, aggravé les difficultés sociales pour la majorité. Les conditions étaient alors créées qui ont donné l’explosion qu’on connaît, immédiatement mise à profit par l’Islam politique du pays et les régionalismes. Car la Libye n’a jamais vraiment existé comme nation. C’est une région géographique qui sépare le Maghreb et le Mashreq. La frontière entre les deux passe précisément au milieu de la Libye. La Cyrénaïque est historiquement grecque et hellénistique, puis est devenue mashréqine. La Tripolitaine, elle, a été latine et est devenue maghrébine. De ce fait, il y a toujours eu une base pour des régionalismes dans le pays. On ne sait pas réellement qui sont les membres du Conseil national de transition de Benghazi. Il y a peut-être des démocrates parmi eux, mais il y a certainement des islamistes, et les pires d’entre eux, et des régionalistes. Dès l’origine « le mouvement » a pris en Lybie la forme d’une révolte armée, faisant feu sur l’armée, et non celle d’une vague de manifestations civiles. Cette révolte armée a par ailleurs appelé immédiatement l’Otan à son secours. L’occasion était alors donnée pour une intervention militaire des puissances impérialistes. L’objectif poursuivi n’est certainement ni la « protection des civils », ni la « démocratie », mais le contrôle du pétrole et l’acquisition d’une base militaire majeure dans le pays. Certes, les compagnies occidentales contrôlaient déjà le pétrole libyen, depuis le ralliement de Kadhafi au « libéralisme ». Mais avec Kadhafi on n’est jamais sûr de rien. Et s’il retournait sa veste et introduisait demain dans son jeu les Chinois ou les Indiens ? Mais il y a plus grave. Kadhafi avait dès 1969 exigé l’évacuation des bases britanniques et états-uniennes mises en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, les États-Unis ont besoin de transférer l’Africom (le commandement militaire des États-Unis pour l’Afrique, une pièce importante du dispositif du contrôle militaire de la planète, toujours localisé à Stuttgart !) en Afrique. Or l’Union Africaine refuse de l’accepter et jusqu’à ce jour aucun État africain n’a osé le faire. Un laquais mis en place à Tripoli (ou à Benghazi) souscrirait évidemment à toutes les exigences de Washington et de ses alliés subalternes de l’OTAN.
Les composantes de la révolte en Syrie n’ont jusqu’à présent pas fait connaître leurs programmes. Sans doute la dérive du régime baassiste, rallié au néolibéralisme et singulièrement passif face à l’occupation du Golan par Israël est-elle à l’origine de l’explosion populaire. Mais il ne faut pas exclure l’intervention de la CIA : on parle de groupes qui ont pénétré à Diraa en provenance de la Jordanie voisine. La mobilisation des Frères musulmans, qui avaient été à l’origine il y a quelques années des insurrections de Hama et de Homs, n’est peut-être pas étrangère au complot de Washington, qui s’emploie à mettre un terme à l’alliance Syrie/Iran, essentielle au soutien de Hezbollah au Liban et de Hamas à Gaza.
Au Yémen l’unité s’était construite sur la défaite des forces progressistes qui avaient gouverné le Sud du pays. Le mouvement va-t-il rendre sa vitalité à ces forces ? Pour cette raison on comprend les hésitations de Washington et du Golfe.
A Bahreïn la révolte a été tuée dans l’œuf par l’intervention de l’armée saoudienne et le massacre, sans que les médias dominants n’y aient trouvé à redire. Deux poids, deux mesures, comme toujours.
La « révolte arabe » ne constitue pas l’exemple unique, même si elle en est l’expression la plus récente, de la manifestation de l’instabilité inhérente à la « zone des tempêtes ». Une première vague de « révolutions », si on les appelle ainsi, avait balayé certaines dictatures en Asie (les Philippines, l’Indonésie) et en Afrique (le Mali), qui avaient été mises en place par l’impérialisme et les blocs réactionnaires locaux. Mais ici les États-Unis et l’Europe étaient parvenus à faire avorter la dynamique de ces mouvements populaires, parfois gigantesques par les mobilisations qu’ils ont suscitées. Les États-Unis et l’Europe veulent répéter dans le monde arabe ce qui s’est passé au Mali, aux Philippines et en Indonésie : tout changer pour que rien ne change ! Là-bas, après que les mouvements populaires se sont débarrassés de leurs dictateurs, les puissances impérialistes se sont employées à ce que l’essentiel soit préservé par la mise en place de gouvernements alignés sur le néolibéralisme et les intérêts de leur politique étrangère. Il est intéressant de constater que dans les pays musulmans (Mali, Indonésie), l’Islam politique a été mobilisé à cet effet. La vague des mouvements d’émancipation qui a balayé l’Amérique du Sud a par contre permis des avancées réelles dans les trois directions que représentent la démocratisation de l’État et de la société, l’adoption de postures anti-impérialistes conséquentes, l’engagement sur la voie de réformes sociales progressistes.
Le discours dominant des médias compare les « révoltes démocratiques » du tiers-monde à celles qui ont mis un terme aux « socialismes » de l’Europe orientale à la suite de la chute du « mur de Berlin ». Il s’agit là d’une supercherie pure et simple. Car, quelles qu’aient été les raisons (compréhensibles) des révoltes en question, celles-ci s’inscrivaient dans la perspective de l’annexion de la région par les puissances impérialistes de l’Europe de l’Ouest (au bénéfice de l’Allemagne en premier lieu). En fait, réduits désormais au statut de « périphéries » de l’Europe capitaliste développée, les pays de l’Europe orientale connaîtront demain leur révolte authentique. Il y en a déjà les signes annonciateurs, dans l’ex-Yougoslavie en particulier.
Les révoltes, potentiellement porteuses d’avancées révolutionnaires, sont à prévoir partout ou presque dans les trois continents, qui demeurent, plus que jamais, la zone des tempêtes, démentant par là les discours sirupeux sur le « capitalisme éternel » et la stabilité, la paix, le progrès démocratique qu’on lui associe. Mais ces révoltes, pour devenir des avancées révolutionnaires, devront surmonter de nombreux obstacles : d’une part, surmonter les faiblesses du mouvement, construire des convergences positives entre ses composantes, concevoir et mettre en œuvre des stratégies efficaces, mais aussi d’autre part mettre en déroute les interventions (y compris militaires) de la triade impérialiste. Car toute intervention militaire des États-Unis et de l’OTAN dans les affaires des pays du Sud, sous quelque prétexte que ce soit fût-il d’apparence sympathique - comme l’intervention « humanitaire » - doit être proscrite. L’impérialisme ne veut ni le progrès social, ni la démocratie pour ces pays. Les laquais qu’il place au pouvoir quand il gagne la bataille resteront des ennemis de la démocratie. On ne peut que déplorer que la « gauche » européenne, même radicale, ait cessé de comprendre ce qu’est l’impérialisme. Le discours dominant aujourd’hui appelle à la mise en œuvre d’un « droit international » qui autorise en principe l’intervention lorsque les droits fondamentaux d’un peuple sont bafoués. Mais les conditions ne sont pas réunies pour permettre d’avancer dans cette direction. La « communauté internationale » n’existe pas. Elle se résume à l’ambassadeur des États-Unis, suivi automatiquement par ceux de l’Europe. Faut-il faire la longue liste de ces interventions plus que malheureuses, criminelles dans leurs résultats (l’Irak, par exemple) ? Faut-il rappeler le principe « deux poids, deux mesures » qui les caractérise (on pensera évidemment aux droits bafoués des Palestiniens et au soutien inconditionnel à Israël, aux innombrables dictatures toujours soutenues en Afrique) ?
Le printemps des peuples du Sud et l’automne du capitalisme
Les « printemps » des peuples arabes, comme ceux que les peuples d’Amérique latine connaissent depuis deux décennies, que j’appelle la seconde vague de l’éveil des peuples du Sud – la première s’était déployée au 20ième siècle jusqu’à la controffensive du capitalisme/impérialisme néolibéral – revêt des formes diverses allant des explosions dirigées contre les autocraties qui ont précisément accompagné le déploiement néolibéral à la remise en cause de l’ordre international par les « pays émergents ». Ces printemps coïncident donc avec « l’automne du capitalisme », le déclin du capitalisme des monopoles généralisés, mondialisés et financiarisés. Les mouvements partent, comme ceux du siècle précédent, de la reconquête de l’indépendance des peuples et des États des périphéries du système, reprenant l’initiative dans la transformation du monde. Ils sont donc avant tout des mouvements anti-impérialistes et donc seulement potentiellement anticapitalistes. Si ces mouvements parviennent à converger avec l’autre réveil nécessaire, celui des travailleurs des centres impérialistes, une perspective authentiquement socialiste pourrait se dessiner à l’échelle de l’humanité entière. Mais cela n’est en aucune manière inscrit à l’avance comme une « nécessité de l’Histoire ». Le déclin du capitalisme peut ouvrir la voie à la longue transition au socialisme comme il peut engager l’humanité sur la voie de la barbarie généralisée. Le projet de contrôle militaire de la planète par les forces armées des États-Unis et de leurs alliés subalternes de l’OTAN, toujours en cours, le déclin de la démocratie dans les pays du centre impérialiste, le refus passéiste de la démocratie dans les pays du Sud en révolte (qui prend la forme d’illusions para religieuses « fondamentalistes » que les Islam, Hindouisme et Bouddhisme politiques proposent) opèrent ensemble dans cette perspective abominable. La lutte pour la démocratisation laïque prend alors une dimension décisive dans le moment actuel qui oppose la perspective d’une émancipation des peuples à celle de la barbarie généralisée.
(*) Samir Amin est professeur d’économie politique, il a enseigné dans les universités de Dakar, Paris, Poitiers. Directeur du Forum du Tiers-monde et président du Forum mondial des alternatives.
SOURCE : http://www.m-pep.org/spip.php?article2065
http://www.politique-actu.com/dossier/2011-printemps-arabe-samir-amin/271652/